Lui qui a participé activement à la résistance de son pays face au nazisme alors que le défaitisme le disputait à la lâcheté, lui qui a lutté contre la pauvreté involontaire et la misère, lui qui a réveillé les consciences assoupies s’accommodant de la misère des autres, lui qui s’est constamment démené pour que chacun puisse se loger décemment, lui qui a fondé une institution pour transformer les plus démunis en acteurs sociaux sans attendre le bon vouloir des nantis, une institution toujours active un quart de siècle après sa mort et dont nombre de gens bénéficient encore, oui, cet homme-là, ce héros, n’aurait pas de défenseur ?
On pourrait l’accuser à tout-va, injurier sa mémoire, piétiner sa vie et saccager son for interne, occulter son action passée, sans donner la parole à la défense ? Il est vrai que, d’une manière générale aujourd’hui, on fait mine de préférer les victimes aux héros.
Dans quelle pitoyable situation humaine sommes-nous tombés pour se contenter d’allégations à vérifier et d’un lynchage médiatique fulgurant et colonisateur des esprits, mais dans l’incapacité flagrante de porter un jugement équitable sur la vie d’un tel homme ? On débaptise des rues, des places, des lieux, on entend couper tout lien avec le fondateur d’Emmaüs réduit à un héritage embarrassant, on déboulonne celui-là même qu’une opinion publique, naguère encore tout aussi frénétique statufiait, prenait pour un saint entendu au sens le plus ingénu et inacceptable comme un homme impeccable.
On fait aujourd’hui révélation de certains faits que l’abbé Pierre ne cachait pas dans ses écrits, comme son expérience de la jouissance sexuelle éphémère, y compris dans des relations tarifées. Certes, tout en masquant la violence de ses impulsions notamment sous couvert de dépression ou plus justement d’épuisement vu son surmenage caritatif. Mais on sait que l’amour multiple n’est pas divisible, spirituel et caritatif d’un côté ou sexuel de l’autre, même s’il peut se montrer captatif au lieu d’être participatif et oblatif. C’est le même amour pluriel mais en mode défectif. La tentative de réduire l’action hospitalière de toute une vie sous prétexte d’un défaut dans le cristal, c’est une vieille hérésie : celle du donatisme, un purisme radical — peu éloigné d’un puritanisme d’apparat — qui n’accepte pas dans la communauté ceux qui, face à l’épreuve, auraient manifesté des moments de défaillance jugés fort graves.
Toujours est-il que pour justifier cette injustifiable damnatio memoriae, les uns parlent de prédateur et même de malade, et les autres qui se croient autorisés à la même morgue, à une présomption aussi violente que pitoyable, consacrent la médisance publique en frappant toutes ces éructations vertueuses du sceau religieux en parlant de grand pécheur. Mais pour qui se prennent-ils donc tous ces procureurs au nom d’une sincère et hypocrite défense des victimes effectives ou supposées ? Toute vertu a ses vices et tout vice a une vertu. Plus la force vertueuse est grande, plus la défectuosité menace.
On ne peut se contenter d’allégations ou de témoignages au second degré, vu le caractère fragile de tout témoignage humain, renforcé par des décennies écoulées, un demi-siècle en certains cas, sans s’assurer sinon de leur vérité certaine, au moins de leur forte crédibilité… Comment s’assurer que ces témoignages d’offenses, à l’insu même des témoins sollicités ou encouragés par l’atmosphère sociale de dénonciation, ne servent des objectifs plus obscurs, voire des haines insidieuses ?
Que cachent-ils de leurs propres pulsions prédatrices ces prédicateurs empressés, munis d’un moment de sincérité ou d’une connaissance superficielle de la question, qui pontifient et qui éructent à propos d’un homme mort en héros il y a un quart de siècle et qui ne peut leur répondre ? Parfois les mêmes qui naguère proclamaient encore que tout est sexuellement permis à l’homme moderne ou éclairé. Or, pour voir clairement ce qu’il en est de l’abbé Pierre, pour enlever la paille qui a sédimenté son existence, il faudrait d’abord ôter la poutre qui traverse la nôtre.
On dira que ce n’est pas la question. Et dans une certaine mesure, on aura raison. Il faut mettre en valeur la structure pathogène voire peccamineuse de la vie sociale en ce qu’elle facilite l’attitude d’emprise ou les comportements inappropriés envers les femmes ou les êtres en état de vulnérabilité. Mais l’abbé Pierre n’était pas un simple vecteur de cette structure de violence, un automate social, vu sa capacité de résistance farouche au défaitisme ou au fatalisme à divers niveaux, attestée par toute son existence quasi centenaire, ses appels véhéments et ses écrits. Il peut être responsable sans nécessairement être coupable moralement voire judiciairement, ou pécheur religieusement, indissociable d’une certaine volonté de faire le mal, y compris sous l’aspect du bien pour soi.
En outre, on ne peut séparer de manière commode le résistant hardi durant la seconde guerre mondiale, l’homme engagé avec ardeur en faveur des êtres désabrités, et l’être capable d’agressions. C’est la violence d’un même désir qui traverse toute une vie ! Cette question est récurrente dans le comportement complexe de certains hommes ou femmes politiques, d’artistes, d’écrivains ou de personnalités caritatives et religieuses : le politique d’exception, le mosaïste apprécié, le grand écrivain, le défenseur des victimes de malformations génétiques, ne peuvent être séparés de celui qui use de son ascendant pour exercer une emprise agressive sur autrui, ou qui mobilise son art pour exprimer un violent ressentiment, plus ou moins justifié par des traumatismes antérieurs.
En vérité, nous ne pouvons éviter d’envisager la tension entre l’engagement volontaire et le désir, lequel ne peut se réduire au désir sexuel qui n’en est qu’une détermination. Or le désir humain est par nature indéterminé : son énergie est amorale et transgressive, voire prédatrice. Comme peut l’être la vie, car tous les êtres vivants sont hospitaliers et prédateurs à divers degrés y compris les victimes effectives. D’où la nécessité de canaliser le désir indéfini et de l’orienter. C’est la même énergie qui peut se déterminer dans une action hardie pour la défense de son peuple et de ses valeurs, s’engager dans une dynamique hospitalière ou s’enrôler dans des propos et des comportements téméraires sinon agressifs.
C’est la véhémence même du désir qui travaille pour l’hospitalité et l’abus. Il est donc trop simplificateur et rassurant de parler d’une double vie ou d’une personnalité partagée voire pathologique. Toutefois, le désir ne se détermine pas dans n’importe quel environnement social et institutionnel. Le désir s’expose plus aisément au dérapage lorsqu’il est en situation d’isolement institutionnel. Certes, l’abbé Pierre était religieux franciscain, mais il s’est affranchi très tôt de son Ordre et des autorités qui le gouvernaient. Certes, l’abbé Pierre était prêtre, mais aucun évêque n’avait réellement prise sur lui, ni même le Nonce apostolique représentant l’Église.
Certes, l’abbé Pierre avait un confesseur personnel, mais ce dernier comme l’institution ecclésiale dont il relevait, ne pouvait que taire ce qu’il savait : l’un par astreinte sacramentelle et l’autre par souci d’une institution autocentrée cherchant à étouffer le scandale, animée par l’obsession de s’en protéger — fût ce pour laisser intacte la communauté ecclésiale perçue dans son essence comme une femme pure, au visage sans défauts ni rides ! Non sans risque d’exposer gravement les femmes à la violence au nom de cette symbolique féminine ou de cette utopie ecclésiologique.
La perception de l’abbé Pierre comme d’un aventurier et même d’un être aventureux n’était sans doute pas fausse, vu notamment son ascendance familiale, elle-même assez picaresque. Ce qui n’avait pas échappé à certains biographes bien informés d’Henri Grouès, tout en celant, malgré tout, la dimension sexuelle de l’agressivité du flibustier.
Néanmoins, ce serait une bévue de réduire les dérives présumées de l’abbé Pierre à l’isolement du virtuose. Son œuvre la plus sainte, celle qui a polarisé toute sa vie — et qu’on ne peut mettre en balance avec une vingtaine d’agressions alléguées post mortem — n’est pas réductible à une institution. En cela, la vie caritative se montre similaire à l’art dans la mesure où elle demeure irréductible à la morale, même sociale, comme à la psychopathologie qui permettrait de « comprendre » le pauvre homme.
Et si son comportement s’est montré plus d’une fois défaillant, ce serait une grave méprise de séparer son œuvre majeure de sa mémoire. Ce serait arracher le bon grain en même temps que la plante parasite. Il faut patienter pour que les temps soient mûrs afin que le regard s’éclaire et que le jugement fasse les distinctions nécessaires à la vérité. Rien n’est plus trompeur et suspect que l’idéologie de l’amour au premier regard, du santo subito ou celle de la diabolisation fracassante. Sans doute peut-on envisager une refondation d’Emmaüs ou une sanatio in radice comme on dit en droit, mais en tant que cette noble institution sociale devrait garder la part de mémoire qui est due à l’homme exceptionnel qui donna l’impulsion décisive à son éclosion, son édification et sa persistance. Sans cette justice, l’injustice minerait l’institution qui s’imaginerait pouvoir s’en débarrasser comme d’un intrus, se priver de la vigoureuse inspiration qu’il configure ; Emmaüs serait voué à la ruine.
Les prières pratiquées ou écrites par l’abbé Pierre lui offraient une manière d’orienter, en usant de ce parler singulier, la violence du désir qui l’animait, de secourir le sexuel par le textuel, y compris législatif comme le droit au logement opposable, et de surmonter les impossibilités présentes, les impasses d’un drame ; manière de rendre toujours possible en matière de logement et de travail, de cela qui relève et affranchit ceux qui souffrent la précarité, ce qui paraît encore impossible, autant qu’une croisée des chemins, foyer de bifurcation innovante et même de multifurcation.
En sus, il ne faut jamais oublier que le récit évangélique des disciples d’Emmaüs, c’est aussi celui d’une méconnaissance : celui que l’on croyait supérieur, le grand homme, le seigneur, n’apparaît qu’un homme déchu, perdu non seulement au regard des ennemis occupant son pays ou de l’opinion publique brusquement retournée, mais aux yeux de ses plus proches. Malgré tout, chemin faisant, ceux qui viennent de perdre leur démiurge mythique ou leur saint fabuleux, font la rencontre d’un passant, de quelqu’un d’inconnu qui leur donne une autre vision de ce qui s’est passé, modifie leur regard et leur engagement.
Bernard FORTHOMME
Antipolis, septembre 2024.